Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le blog de Marie Kilian
5 janvier 2008

Prologue

Nous sommes dans une vaste salle entièrement blanche dans laquelle ne se trouve qu’un bureau. C'est un meuble d'informatique assez moderne. On pourrait même dire design. Intégralement en verre et en métal, les courbes du plateau s'opposant aux barres perpendiculaires que forment les pieds, il donne à la pièce quasi-nue une touche de sophistication étrange quand on sait que cette salle se trouve au coeur d'un centre hospitalier de province. Il s'agit peut-être d'un secrétariat ou du bureau d'un professeur, mais rien ne le laisse deviner, car la pièce est vide.

Ce qui semble le plus étonnant en ce lieu, c’est qu’il n’y ait pas de porte. Aucune fenêtre, pas le moindre interstice qui dissimulerait un passage secret dans les murs ou le sol : cette salle est totalement close. Si nous pouvions sortir, nous nous apercevrions que nous sommes au dernier étage d’un bâtiment très moderne construit en forme de pyramide. La pièce où nous nous trouvons en forme le sommet, un sommet imprenable puisqu’on ne peut y entrer.

Rien, donc, à l'exception du bureau et du solide fauteuil bleu monté sur roulettes qui lui tient compagnie. Le meuble supporte l’écran d’un PC tandis que le fauteuil semble attendre la personne qui viendra s’y asseoir pour observer l’ordinateur, toujours en fonctionnement, qui réchauffe légèrement l’atmosphère de cette pièce murée et produit un bourdonnement continu qui à la longue deviendrait désagréable. Mais à cet instant, il n’y a apparemment personne pour l’entendre. Le fauteuil, pourtant, tourne très lentement sur lui-même comme si un enfant invisible s’amusait à en faire un tourniquet accentuant encore le caractère étrange à cette pièce sans vie.

Sans vie ? Pas tout à fait. L’ordinateur, indifférent à toute présence humaine, vit sa vie d’appareil électrique. La machine, reliée par le net au CNCN, le centre national du contrôle des naissances, peut continuer automatiquement son travail. Ainsi, avec irrégularité, l’écran du PC laisse s’égrainer deux séries de nombres. Mais, tandis que la première colonne va en augmentant chaque jour un peu plus, la deuxième, à l’inverse, décroît avec lenteur, restant plusieurs semaines inchangée.

Justement, pendant que nous les observons, le compteur de la colonne de droite est passé de 15 532 à 15 533, et, fait beaucoup plus rare, l’autre nombre a changé également passant de 24 à 23.

Laissez-moi vous ramener cinq minutes auparavant vers ce moment de bonheur énorme, qui a modifié définitivement la vie d’un vieux couple qui ne croyait plus qu’une telle joie était encore possible, et qui a été aussitôt transformé en deux chiffres totalement anonymes et pourtant pleins de conséquences, sur l’écran d’une machine.

Aujourd’hui, 03 août 2037, à 16H42, est née la petite Nadia.

Son papa, un enseignant de l’un des grands centres de regroupement scolaire rural était encore au travail quand celui de la maman a commencé. Il n’a donc pas pu assister à l’accouchement qui s’est fait sous césarienne comme le recommandent la plupart des protocoles de Stew concernant les femmes enceintes depuis 2025. En effet, depuis que l’indice de fécondité est passé à moins d’un enfant par femme, toutes les précautions sont prises pour chaque grossesse.

Dans ce cas particulier, ce bébé n’était plus attendu car on avait détecté dans le caryotype des parents plusieurs aberrations chromosomiques pouvant entraîner de nombreuses malformations chez l’enfant à naître. Heureusement pour Nadia, la nature et ses hasards ont, pour une fois, repris leurs droits et on a pu constater dès la première échographie que tout allait bien pour l’embryon. Du fait de ce petit miracle, la toute nouvelle maman est âgée de 38 ans et une aide médicale s’est avérée nécessaire pour l’accouchement. Madame Rougeant était donc à l’hôpital depuis trois mois et aurait dû y rester encore quelques semaines. Seulement la petite Nadia en a décidé autrement.

Comme on le dit souvent, l’accouchement s’est passé sans aucun problème : la maman et le bébé vont bien. Pour la mère ce n’a été qu’une bonne sieste, pas très réparatrice, certes, mais avec le plus beau des cadeaux à l’arrivée. Ainsi, elle n’a pas pu assister aux toutes premières minutes de son enfant, pas plus que l’heureux papa et ils n’ont pas vu l’obstétricien tendre l’enfant à la sage-femme qui, après l’avoir nettoyée, l’a elle-même passé au pédiatre. Celui-ci, après avoir vérifié son dossier, a piqué sous le lobe de l’oreille droite de Nadia, pour introduire près de l’hypophyse une micropuce numérique. Cette très courte opération a provoqué les premiers vagissements du nouveau-né et c’est cette musique, émouvante les premiers jours, qui a tiré la nouvelle maman de son inconscience. Elle a alors pu prendre sa petite fille dans ses bras et ensemble, elles ont attendu l’arrivée de l’homme de la famille.

Retournons au sommet des bâtiments de la maternité, là où se trouve la pièce vide et le bureau glacial. Le fauteuil, qui, jusque là, tournait sur lui-même, s’est immobilisé face à l’écran de l’ordinateur comme si un observateur invisible scrutait, comme nous, l’écran pour y observer l’évolution des nombres.

Au moment où le pédiatre a introduit la micropuce à la base du cou du bébé à l’aide d’un petit appareil à mi-chemin entre une piqûre et un thermomètre digital, et que l’implant sophistiqué s’est mis en fonctionnement, la colonne de droite, sur l’écran, a augmenté. C’est ce qu’on appelle, avec cynisme, le « contrôle des naissances » en 2027, en référence à cette époque où les femmes ont pu choisir les moments où elles ne voulaient pas d’enfant.

En cette époque troublée, c’est l’Etat qui contrôle la majorité des naissances. Beaucoup de femmes, comme Madame Rougeant, ayant recours au savoir des médecins pour réussir à avoir un enfant et surtout un enfant parfait, les grossesses et les naissances naturelles ne sont plus la norme.

Ce que les parents de Nadia ne savent pas, comme tous les autres parents de la maternité et du reste de la France, c’est que pour certaines femmes, celles de moins en moins nombreuses qui sont recensées dans la deuxième colonne, la médecine contrôle aussi la fertilité. Et grâce à la micropuce, le CNCN peut accomplir sa véritable tâche : empêcher des femmes, comme Madame Rougeant de transmettre leur don à leurs enfants.

Publicité
Publicité
Commentaires
Le blog de Marie Kilian
Publicité
Publicité